Le système des inégalités
Que sont les inégalités sociales ? Quelles sont les interactions entre
elles ? Une analyse de Alain Bihr et de Roland Pfefferkorn. Extrait de Le système des inégalités, Ed La Découverte, collection Repères - mars 2008. « En 1754, l’Académie de Dijon ouvrait un concours
d’essais autour de la question suivante « Quelle est l’origine de
l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisé par la loi
naturelle ? ». Elle allait ainsi permettre à Jean-Jacques Rousseau de
s’illustrer par son Discours sur l’origine et le fondement de
l’inégalité parmi les hommes, expliquant notamment que l’origine de
l’inégalité gît dans la propriété privée. Plus de deux cent cinquante
ans plus tard, la question des inégalités reste d’actualité dans une
société française pourtant très différente de celle connue du célèbre
Genevois. (…) Les historiens futurs de cette société retiendront sans
doute comme une de ses caractéristiques principales de la fin du XXe et
du début du XXIe siècle le ralentissement, l’interruption, voire le
retournement de la tendance pluridécennale antérieure de réduction des
inégalités entre catégories sociales. Souvent encore mal mesurée par
les données statistiques disponibles, inégalement accentuée selon les
différents domaines ou dimensions de la vie sociale, cette inflexion a
été confirmée par différentes synthèses consacrées à la question au
cours des dernières années [1] [2]. Cette inflexion ne doit évidemment rien au hasard. Pour
l’essentiel, elle a été le résultat de la mise en œuvre, à partir de la
fin des années 1970, de politiques néolibérales qui se sont succédées
et aggravées, de manière quasi continue depuis lors. Fondées sur l’idée
que la crise ouverte quelques années auparavant est essentiellement due
à une insuffisance de l’offre, handicapée par un coût salarial trop
élevé, ces politiques ont eu pour objectifs et pour résultats : le
développement du chômage, de la précarité et de la flexibilité de
l’emploi, la stagnation voire la baisse des salaires réels, partant une
évolution du partage de la valeur ajoutée plus favorable au capital,
une déréglementation progressive ou brutale des différents marchés, un
démantèlement rampant des systèmes publics de protection sociale et une
régression plus générale de l’intervention régulatrice ou correctrice
de l’Etat dans tous les domaines, tous facteurs propices à cet
épanouissement de la liberté des plus « forts » qui a pour contrepartie
une dégradation de la situation des plus « faibles ». Avec pour effets
globaux : un ralentissement de la hausse du pouvoir d’achat de la masse
salariale globale, coïncidant avec une augmentation souvent importante
des revenus non salariaux, notamment des revenus des placements
financiers, le développement de poches de misère dans des banlieues
déshéritées, la multiplication des « nouveaux pauvres » et des SDF
(deux néologismes, produits originaux de l’époque) vivant de la
mendicité et de l’aide dispensée par les associations caritatives,
faisant pendant à la multiplication des golden boys, déployant leur
génie spéculatif sur des marchés financiers rendus de plus en plus
incontrôlables. La mise en oeuvre de ces politiques a clairement
signifié la rupture du compromis fordiste, qui avait fourni le cadre
socio-institutionnel de la croissance économique que nous avons connue
au cours des « trente glorieuses », compromis dont les termes avait été
à la fois imposés par un mouvement ouvrier sous hégémonie
social-démocrate et accepté par la frange éclairée du patronat. Par
divers mécanismes contractuels ou législatifs, ce compromis avait
institué la répartition des gains de productivité entre le capital et
le salariat, puis progressivement entre l’ensemble des catégories
sociales, que ce soit sous la forme d’une hausse de leur pouvoir
d’achat ou d’une généralisation de la protection sociale. En dépit
d’inégalités persistantes, cette répartition n’en avait pas moins
contribué à réduire les écarts sociaux. C’est à cette dynamique que la
rupture de ce compromis a mis fin. Les politiques néolibérales ont
précisément eu pour but d’en démanteler l’armature institutionnelle,
opération nécessaire à la remise en cause de ses acquis sociaux [3]. Il convenait de rappeler le contexte historique
particulier, y compris dans sa dimension politique, dans lequel
prennent aujourd’hui place et les études sur les inégalités et les
débats qui les entourent. Car c’est ce contexte qui en explique la
multiplication au cours des dernières années, de même qu’il en
détermine, dans une large mesure, les enjeux. Cela nous prévient
d’emblée que, moins qu’aucun autre objet des sciences sociales, les
inégalités sociales ne sont ni ne peuvent être un objet consensuel et
que leur étude ne peut totalement s’abstraire des prises de position
éthiques et politiques à leur sujet. Nous aurons à en tenir compte dans
la définition préalable que nous en donnerons dans le premier
chapitre. »
(…) « Chacun conviendra immédiatement que le chômeur de
longue durée est aujourd’hui aussi peu « l’égal » du PDG d’une grande
entreprise, que le serf du Moyen Age pouvait l’être du roi ou même
seulement de son seigneur, duc ou comte ou que l’humble paysan l’était
du Pharaon dans l’Egypte antique. Pour autant, la définition de ce
qu’est une inégalité sociale présente un certain nombre de difficultés.
Nous en proposerons la suivante. Une inégalité sociale est le résultat
d’une distribution inégale, au sens mathématique de l’expression, entre
les membres d’une société des ressources de cette dernière,
distribution inégale due aux structures mêmes de cette société et
faisant naître un sentiment, légitime ou non, d’injustice au sein de
ses membres. Les quatre éléments dont se compose cette définition
appellent chacun un bref commentaire, pour en préciser le sens mais
aussi pour en souligner le caractère en partie problématique, rendant
du coup discutable la notion d’inégalité sociale.
(…) En définitive, la représentation de la société
française qu’autorisent les résultats de notre analyse du système des
inégalités est bien celle d’une société à la fois segmentée,
hiérarchisée et conflictuelle. Les divisions, inégalités et conflits
qui la traversent opposent non pas des individus en tant que tels mais
bien des groupements d’individus partageant précisément une commune
position (à la fois objective et subjective) dans la société. Cette
position commande leurs possibilités (inégales) de s’approprier, ou
pas, avoir, pouvoir et savoir, conduisant à une accumulation
d’avantages à un pôle et une accumulation de handicaps à l’autre pôle,
processus sur la base desquels ces différents groupes entrent en lutte
les uns contre les autres en s’organisant (plus ou moins) à cette fin.
Dans ces conditions, les concepts de classes, de rapports de classes et
de luttes des classes nous paraissent conserver toute leur pertinence
pour l’explication et la compréhension de la persistance des phénomènes
de segmentation, de hiérarchisation et de conflictualité au sein de la
société française actuelle, comme plus largement dans l’ensemble des
sociétés contemporaines [4] ; [5]. Alain Bihr et Roland Pfefferkorn.
Extrait de Le système des inégalités, Editions La Découverte, collection Repères - mars 2008. [1] BIHR Alain et PFEFFERKORN Roland, Déchiffrer les inégalités, Syros-La Découverte, 2e édition, Paris, 1999 [2] MAURIN Louis et SAVIDAN Patrick (dir.), L’état des inégalités en France, Observatoire des inégalités/Belin, Paris, 2006 [3]
BIHR Alain, Du ‘Grand Soir’ à ‘l’alternative’. La crise du mouvement
ouvrier européen, Editions Ouvrières (Editions de l’Atelier), Paris,
1991 [4]
BIHR Alain, Du ‘Grand Soir’ à ‘l’alternative’. La crise du mouvement
ouvrier européen, Editions Ouvrières (Editions de l’Atelier), Paris,
1991 [5] PFEFFERKORN Roland, Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classes, rapports de sexes, La Dispute, Paris, 2007.
Vu sur le site de l'Observatoire des inégalités